Voilà ce que j'aurais sans nul doute entendu (proféré à mon encontre) il y a cinq ou six siècles si mes petits talents avaient été découverts.
J'avais rendez-vous chez un prospect désireux, comme tout cheteur qui se respecte, de discuter de mes tarifs. Etant quelque peu en avance, je décide de faire une pause dans un café, afin de ... ben faire une pause, quoi. Et prendre un café. J'avise un petit estaminet et j'entre, de mon redoutable pas chaloupé et conquérant.
Au bar, deux individus qui, à première, seconde et troisième vue, étaient là depuis au moins un, deux voire trois jours et n'avaient consommé que du liquide. Dans la salle, une créature passant le balai. Personne d'autre.
Je dis créature, ce n'est pas vraiment péjoratif. J'aurais aimé dire une accorte jeune femme mais, justement, si le terme femme était applicable, jeune aussi, celui d'accorte ne l'était pas. Elle tirait une tronche tellement longue qu'elle devait braquer cinq minutes à chaque fois pour passer entre les tables. Peut-être la présence prolongée des deux poivrots y était-elle pour quelque chose. Peut-être le métier de serveuse de bar est-il particulièrement difficile (je n'ai jamais essayé d'être serveuse, ni même serveur; j'imagine seulement).
Elle me regarde, comme une tasse sale qu'un repoussant individu aurait laissé traîner sur son comptoir tout propre, retourne sans un mot derrière le zinc et me jette un second regard, interrogatif celui-ci. Les deux poivrots, à côté, discutent d'un point éthéré de philosophie. Ethylé, aussi.
Je commande donc mon café, rapidement servi. La damoiselle daigne alors parler, d'un ton qui glacerait instantanément la plus torride des partouzes parisiennes, afin de me dire le prix de la consommation. Je paye et vais m'assoir, la tasse à la main. Elle encaisse et reprend son oeuvre ménagère. Les deux poivrots ont attrapé une mouche et lui font subir les derniers outrages.
Le balai balaye ardemment, et se rapproche de la table où je sirote ma tasse. La demoiselle, respectant de nouveau ses voeux de silence, attaque ma table. Enfin, le sol situé sous ma table. Mon vieux fond d'éducation me fait me lever et déplacer les chaises pour qu'elle puisse facilement travailler. Un réflexe, en quelque sorte. En l'occurrence, ça déstabilise toujours l'autre partie, même si ce n'est pas l'objectif. A notre époque, une personne usant d'un balai devient invisible aux autres, et se retrouve surprise d'être ainsi remarquée. Ca ne rate pas, elle s'excuse platement de me déranger. "Pas la peine de vous excuser, c'est moi qui vous gêne dans votre travail". Là, c'est un coup bas, je le reconnais humblement. Non seulement je l'ai remarquée, mais je lui montre du respect. Tous ses repères s'effondrent. Ainsi que l'un des deux poivrots.
Elle finit le nettoyage, et moi ma tasse. Avant de partir, je ramène ladite tasse au comptoir. C'est le coup de grâce. Elle se fige un instant, car l'Univers vient de basculer, elle vient d'entrer dans la quatrième dimension. Ainsi que le second poivrot.
Au moment de partir, j'aurais droit à un fort avenant sourire et à un "merci et au revoir" très coulé.
J'ai transformé un glacial dragon hideux en charmante jeune femme.
Au bûcher, j'vous dis.