J'interviens rarement chez des particuliers. Ce ne sont pas mes clients, parce que leur exposition aux risques qui sont ma spécialité est trop faible pour justifier mes factures. Et, lorsqu'un particulier a été suffisamment irritant pour qu'un de mes clients engage une procédure officielle, c'est la police qui lui rend visite. Pourtant, sur demande d'un de mes clients, j'étais, ce matin, dans la chambre d'une adolescente, avec un type de la PJ à côté de moi, à examiner un PC. Les parents de la gamine sont dans leur salon, avec un type en uniforme, baraqué mais gentil, avec eux. Quand je les ai vus, ils étaient un peu verts, mais indignés qu'on puisse les considérer comme de vils criminels.
Ca n'a d'ailleurs pas été facile, hier, de convaincre mon client d'y aller doucement. Ce client a suffisamment de poids économico-politique pour faire accélérer certaines procédures, ou pour demander des choses qui sont normalement totalement hors de portée du commun des mortels. J'ai failli me faire virer quand je lui ai dit ce que je pensais : Si vous employez des crétins qui sortent d'ici avec ce genre de trucs, le problème est chez vous. Ce type de situation ne devrait en aucun cas arriver. Je vous conseille vivement de retravailler votre politique de sécurité plutôt que de poursuivre à outrance une gamine (je n'ai pas utilisé tout à fait ces termes, mais il l'a bien compris comme ça). Bref, il est revenu à plus de raison, à défaut de sérénité.
La gamine flippe à mort. Les menottes n'arrangent rien. Elle est connue pour ses tendances compulsives à voler des bricoles. C'est tout de même sa première perquisition, un peu musclée de surcroît; jusqu'ici, c'était plutôt des visites des services sociaux-éducatifs, qui obtenaient sans difficulté la restitution des objets subtilisés. Une élève sans problèmes au lycée, studieuse, polie, réservée mais pas effacée.
Pour ma part, je dois répondre à une question. A-t-elle lu le CD qu'elle a pris hier dans un sac à dos entrouvert ? Elle nous jure que non. Si, d'une manière ou d'une autre, je peux prouver que oui, elle est mal. Très mal. Sans doute pas au point d'aller à l'ombre - elle n'a que 17 ans, casier vierge - mais probablement une amende et, surtout, mon client montera l'affaire en épingle pour qu'aucun employeur de la région ne l'embauche jamais. Rien d'officiel évidemment, mais le résultat sera là quand même. Je sais, c'est moche.

Le disque dur est démonté, connecté à mon banc de tests, et les outils d'analyse démarrent. Je regarde la fille, qui en oublie presque de respirer tellement elle est stressée. L'officier me pose quelques questions pour passer le temps.
"Ils font quoi vos outils ?
- Scan du disque dur. Logique et physique. D'abord le tout venant, les fichiers présents et les blocs libres au cas où les fichiers qu'on cherche aient été effacés. Ensuite, on descend au niveau du disque lui-même et on regarde bloc par bloc ce qu'il en est. On refait le chaînage logique, on s'assure que toutes les informations sont cohérentes. Notamment la répartition des blocs invalides, leur contenu éventuel, les zones non affectées au système de fichier, ce genre de bricoles. Pour les tests de rémanence magnétique, faudra donner le disque au labo, l'équipement n'est pas transportable.
- Et si c'est chiffré ?
- Si c'est chiffré, mademoiselle nous donnera gentiment la clé de déchiffrement, c'est dans son intérêt pour prouver son innocence. Si mes outils détectent des programmes de chiffrement, pour cacher des fichiers ou pour les effacer de manière réellement fiable, elle nous expliquera la raison de leur présence sur son disque dur."

Je n'aime pas du tout ce discours, parce que je ne considère pas que la possession d'un programme de chiffrement ou d'effacement fiable fasse de quiconque un pirate ou un espion. L'outil en lui-même est neutre, seule son utilisation doit être examinée. Bref.

Au bout de deux heures, le verdict préliminaire tombe : rien. Ca ne m'étonne pas, mais le client est le client, la procédure est officielle, il faut faire le boulot correctement. J'échange un regard avec l'officier; je connais son avis, on en a parlé dans la voiture qui nous amenait ici. Il retire les menottes de la fille, qui me semble plus morte que vive, et sort de la chambre. Sans fermer la porte, et je sais qu'il écoute dans le couloir. Pas très normal du point de vue de la procédure, mais il faut aussi savoir quand s'arrêter. Je regarde la gamine.

" Mademoiselle, je vais prendre votre disque dur pour poursuivre les analyses. L'expertise doit aller à son terme. Je ne sais pas trop ce qui va se passer pour vous. Je pense que vous allez être mise sous contrôle judiciaire ou quelque chose comme ça, mais faut voir avec ceux qui connaissent ces trucs-là, ce n'est pas mon domaine. Par contre, je voudrais savoir si vous comprenez bien ce qui se passe ?
- Je croyais que c'était un CD de musique !
- C'est heureux pour vous que vous l'ayez mis dans votre chaîne et pas dans votre ordinateur, où il aurait été lu automatiquement, ce qui m'aurait fait en trouver des morceaux sur votre disque dur, avec de très désagréables conséquences pour vous. Mais ce n'était pas ma question."

Elle me regarde avec les mêmes yeux qu'un lapin pris dans les phares d'une voiture : hypnotisée, incapable de fuir, et ne comprenant pas du tout ce qui est en train de lui tomber dessus.

" Mademoiselle, le CD que vous avez... emprunté contient des données que, pour simplifier, je désignerai comme un peu confidentielles. Qui, en plus, valent une belle colline d'argent, à défaut d'une montagne. Et vous l'avez volé.
- Je peux pas m'en empêcher, c'est comme si mes mains agissaient toutes seules, dit-elle dans un semi-sanglot.
- Ca, vous en parlerez aux psys qui ne manqueront pas de vous rendre visite. Mais, avant de partir, si je peux vous donner un conseil... gardez vos mains comme elles sont maintenant. Ca vous causera beaucoup moins d'ennuis dans l'avenir."
Alain Bachelier
Ceci est ma contribution au Dyptique 2.1 d'Akynou. La photo ci-dessus est d'Alain Bachelier.