Dans ma boîte à lettres électroniques, il y avait ceci :

Bonjour,

Ca fait plusieurs fois que je vois ton nom sur ces types de réseaux et que j'hésite. Finalement je me décide, mais ça m'oblige un peu à compter et à prendre un coup de vieux. Mon nom ne te dit rien probablement; avant d'être mariée je m'appelais A. B. m'avait dit que ça marchait bien pour toi, je vois qu'en effet tu as un boulot bien intéressant.

Moi je bosse en freelance depuis plus de 15 ans, mais je crois que maintenant je vais essayer autre chose.

C.

(pour une évidente raison, j'ai abrégé les noms et prénoms, et changé les initiales). L'expression ces types de réseaux désigne les systèmes genre Viadeo et LinkedIn.

C. A. est la première femme avec laquelle j'ai vécu, il y a 21 ans maintenant (B. est une amie commune). Contact rompu lorsqu'elle s'est eclipsée avec un ami, ce sont des choses qui arrivent à des gens très bien[1].

Le message m'a surpris à double titre. Au-delà de l'étonnement de recevoir un message d'une personne que je n'ai pas revu depuis plus de 20 ans, il y a eu celui de ma première réaction : une (brève mais intense) crispation de colère. Pourtant j'estime être plutôt raisonnable et, après 20 ans, il y a plus que largement prescription. Malgré ça, ma réaction primaire fut celle du rejet. Ca n'a pas duré plus d'une ou deux secondes, le temps que les fonctions supérieures du cortex calment l'animal et le rappellent à la raison.

Mais ça suffit pour me faire flipper à mort. Ce n'est pas la première fois que je connais une ou deux secondes plutôt négatives à l'encontre de quelqu'un, sans qu'il y ait matière à justifier pareille réaction. Ca me fait flipper parce que ces deux secondes sont en-deçà de la raison. Ca me fait flipper parce que je me demande si, sous mon vernis bien policé, ouvert aux autres et tolérant, il n'y aurait pas un animal sauvage qui n'a besoin que d'un instant d'inattention pour s'échapper. Ca me fait flipper parce que je me demande ce qui se passera si, un jour maudit que j'espère ne jamais voir, la raison ne reprend pas très rapidement le contrôle de la situation.

Chirac[2] a utilisé l'expression la bête immonde pour évoquer l'antisémitisme (si je me souviens bien). Pour moi, c'est ça, la bête immonde : le rejet épidermique de quelqu'un, que ce soit pour ses convictions (politiques, religieuses, philosophiques...), son origine (géographique, ethnique, sociale...), ses préférences (sexuelles, alimentaires, artistiques...), ou pour toute autre critère fumeux.

Et je la porte en moi. Même si elle est enfermée, cadenassée, reléguée dans un minuscule recoin obscur et rarement fréquenté de mon esprit, je sais qu'elle est là et qu'elle regarde par mes yeux. Chaque fois que je l'enferme de nouveau, comme ce matin, je sais qu'elle ne ressortira plus pour cette même non-raison, un peu comme un vaccin qui nous protège du mal qu'il contient.

Il n'empêche que je redoute la prochaine échappée.

Notes

[1] Maintenant vous savez pourquoi je suis particulièrement sélectif quant à mes amis.

[2] Quelqu'un sait ce qu'il est devenu depuis la mi-mai, au fait ?