Durant notre séjour à Saint-Pétersbourg, nous avons assisté à quatre concerts, dont trois qui entrent dans le registre dit classique.

Dimanche soir, nous sommes allés au Théâtre Mariinsky[1] pour une représentation de Gisèle. Très beau ballet, mais j'avoue que sans avoir connaissance du livret il est un peu difficile de suivre l'histoire. Arrivés la veille (samedi en milieu d'après-midi), nous n'avions pas encore changé d'euros et sommes donc allés à pied de l'appartement où nous résidions jusqu'au théâtre. Cinq kilomètres environ, une bonne heure de marche, avec la pluie, en talons hauts pour ma CeT, en chaussures-qui-tuent-les-talons pour moi. Evidemment, avec un tel handicap, nous avons raté le début (nous avons pu assister au premier acte, placés tout en haut du paradis). Le corps de ballet du Mariinsky, sincèrement, ça dépote.

Jeudi, ce fut le Lac des cygnes, au théâtre Mikhailovsky. Un presque incontournable si l'on va à Saint-Pétersbourg. Sauf que le niveau technique était bon, mais sans plus. Seul le danseur qui incarnait Siegfried ne s'est presque pas gauffré (il y a quand même eu une réception de saut douteuse dans le dernier acte). Dans les groupes de plus de trois ballerines, la synchronisation laissait quelque peu à désirer : ça ne tournait pas tout à fait à la même vitesse[2], ça sautait bien au même moment mais sans retomber ensemble[3]. Rien qui amènent à hurler à la mort, mais ça gâche le plaisir. J'ai eu l'explication un peu après : ce corps de ballet fait trois représentations par jour, et nous assistions à la dernière de la journée. Ils devaient être un peu morts de fatigue.

Vendredi, concert purement classique (Tchaïkovsky, Rachmaninov et Chostakovitch), sous la direction de Valery Gergiev, le demi-dieu du coin. Le concert était sublime, avec quelques incidents intéressants. Quand j'écris que M. Gergiev est le demi-dieu du coin, ce n'est qu'une légère exagération. Ne le connaissant pas personnellement, je me garderai bien d'en conclure quoi que ce soit sur son caractère en privé. Par contre, quand il dirige un orchestre, il est un demi-dieu dans son comportement vis-à-vis de la musique. Gare à qui, dans le public, commettrait un sacrilège. D'après l'amie qui nous recevait, M. Gergiev entre dans la salle quand il est prêt, quand il sent que l'orchestre est prêt, et quand il considère que le public est prêt. Il n'est pas là pour rigoler, mais pour faire ses dévotions à la Musique.

Ce vendredi, quelques secondes après l'entrée de M. Gergiev, avant même qu'il ne soit arrivé à son pupitre, des spectateurs sont entrés pour rejoindre leurs places. Tout, dans l'attitude de M. Gergiev, a manifesté une très vive réprobation, surtout que les retardataires étaient placés directement dans son champ de vision et se sont permis de papoter un peu entre eux pour se placer. Vous imaginez un demi-dieu confronté à des mortels insolents, et vous aurez le tableau. Tête baissée vers le sol, mains croisées devant lui, l'air de réfléchir s'il sort le lance-flammes ou s'il laisse vivre ces insectes impudents. Finalement il n'a pas attendu et a commencé alors que les retardataires étaient toujours en train de chercher leurs places.

Lors de l'entracte, dix minutes avant la fin de celui-ci, les ouvreuses[4] sont venues au bar dire Attention, dès que le chef d'orchestre entre dans la salle de concert, nous fermons les portes et aucun spectateur ne pourra plus entrer. Cela a déclenché un mouvement de panique du public, qui a englouti le contenu des verres et s'est rué dans la salle pour s'asseoir. On ne sait jamais.

M. Gergiev revient de l'entracte, prend sa baguette, lance l'orchestre sur Rachmaninov... et un téléphone portable sonne dans la salle. Une seconde, deux secondes... mouvement sec de M. Gergiev : il arrête l'orchestre. La température dans la salle perd environ cent degrés, on sent la Mort qui rôde et cherche sa victime. La sonnerie continue une ou deux secondes puis cesse. Mouvement de foule subtil, tout le monde s'assure que son téléphone est arrété ou muet. On ne sait jamais. Le concert reprend, et se terminera sans autre incident.

Je n'ai jamais assisté, faute d'être trop vieux, à l'énoncé d'une peine capitale par un tribunal. Mais je crois que j'ai eu un aperçu de l'ambiance qu'il peut régner dans le tribunal à ce moment-là. Je n'aurai vraiment pas aimé être à la place du porteur du téléphone.

Notes

[1] Anciennement théâtre Kirov.

[2] Quoi qu'on en dise, ça se voit beaucoup.

[3] On entend deux ou trois réceptions au lieu d'une seule.

[4] Qui ont dû se faire sonner les cloches bien gentiment.